La tempête faisait rage sur les côtes de Palestine, une tempête comme seule la mer Méditerranée sait en faire: soudaine, imprévisible et emplie d’une violence de fin des temps.
Sur une plage de sable blanc déserte, au milieu des dunes, une fillette assise, seule, offrait son visage au vent et aux embruns. Ses longs cheveux noirs bouclés volant dans la tempête hurlante, la fillette ne bougeait pas.
Elle réfléchissait.
Spectacle étrange que celui d’une enfant de 6 ans assise sur une plage par une nuit de tempête.
Mais Néferkaré réfléchissait, immuable telle la terre, telle l’infinité de grains de sable qu’elle sentait sous elle.
Bientôt dix ans qu’elle avait fuit le sanctuaire de l’Occident lointain où elle croyait avoir trouvé refuge. Bientôt dix ans qu’elle se cachait dans les frontières de l’empire romain.
Et hier, elle était morte.
Shawny me manque.
La vieille femme qu’elle habitait depuis des décennies était morte dans son sommeil, forçant Néferkaré à trouver refuge dans le corps de cette fillette. Elle avait fui à toute jambe puis s’était assise ici pour réfléchir, pour faire le point.
Et cette petite Sarah que j’entends hurler de terreur.
Le vent redoublait de violence autour d’elle mais elle ne s’en rendait pas compte, l’esprit concentré sur ses interrogations. Néferkaré se sentait attirée par ces terres depuis des années et n’avait toujours pas compris qu’est-ce qui l’avait appelé ici.
Qu’est ce que je fais dans ce pays, qu’est ce qui m’a mené en Palestine ? Il n’y a rien pour moi ici, rien que la mort de la main des suivants de Prométhée... Je suis toujours un bloc de pierre incapable d’émotions, incapable de rire comme de pleurer. Ici ou ailleurs, finalement, quelle différence ? Ils m’ont retrouvée à l’autre bout du monde… Tous ces grands projets de paix et de concorde, tous ces efforts, autant d’échecs sanglants.
Ses idées se bousculaient sans cohérence, devant ses yeux défilaient les images des traques auxquelles elle avait échappée tant de fois, tous les pièges qui s’étaient refermés sur elle.
Quel gâchis. Ma vie depuis l’Egypte n’a été qu’un énorme gâchis. Je n’ai pas progressé d’un pouce, je ne me suis pas rapproché de l’humanité, je n’ai rien compris, rien appris. Qu’est-ce qui peut m’attendre ici ? Un nouveau massacre, un nouvel espoir déçu ? Ils me retrouveront et je fuirai à nouveau en laissant derrière moi des dizaines des corps sans vie.
L’envie d’en finir, à nouveau la hanta. L’envie de ne faire plus qu’un avec les champs magiques originels, d’une façon ou d’une autre. L’envie de retourner dans son monde et de laisser celui-ci à ses habitants légitimes.
Et soudain, elle le sentit.
Et elle comprit ce qui l’avait guidé vers cette plage.
-Enfin, dit-elle à voix haute en ouvrant les yeux.
Au large, une montagne d’eau était apparue. Une montagne gigantesque au milieu d’une mer déchaînée. Une montagne d’eau qui se dirigeait vers le rivage et qu’elle pouvait apercevoir grâce aux éclairs qui zébraient le ciel.
Un effet-dragon, un énorme effet-dragon d’eau.
Néferkaré savait que pour cette créature, elle était telle un phare brillant dans la nuit. Cette fois-ci, il n’y avait aucune chance pour qu’elle s’en sorte mais cela ne l’inquiétait pas.
Résolue, elle se leva et s’avança vers le rivage.
Elle eu une pensée pour son simulacre, une pensée attristée à l’idée de savoir qu’en disparaissant, elle allait aussi faire disparaître cette fillette. Mais le cycle des incarnations allait cesser pour Néferkaré, elle ne ferait plus souffrir qui que ce soit.
Plénitude, unité, enfin…
Apaisée, elle tendit les bras en croix et attendit. L’effet-dragon avait l’apparence d’une gigantesque baleine longue de plusieurs centaines de mètres et se dressait à moitié hors de l’eau face à elle.
Fais ton œuvre, créature de Ka, fais ton œuvre qu’on en finisse.
Et pourtant, la peur était là, quelque part, comme palpable. Néferkaré savait qu’elle n’avait plus peur en cet instant et elle doutait que cet effet-dragon puisse être effrayée de quoi que ce soit.
D’où provenait la peur ?
Néferkaré ferma les yeux . Quand elle les rouvrit, ils étaient devenus blancs et le corps de Sarah fut parcouru de convulsions. La vision-ka lui révéla, enchaîné au centre de l’effet-dragon, la présence d’un pentacle, un autre déchu bien vivant et terrorisé.
Tout se bouscula en elle, cet effet-dragon n’allait pas la tuer, il allait la torturer et la condamner à une éternité de souffrance comme il le faisait au même moment avec un autre. Ce qui s’offrait à elle n’était pas une délivrance, c’était un esclavage.
Est-ce ainsi que finit mon chemin ? Tu n’es pas ma fin, monstruosité, c’est moi qui suis la tienne.
Alors que la bête se dressait au dessus des flots et atteignait les nuages, Néferkaré s’avança dans les vagues. Elle dressa le poing vers l’immense créature et se mit à hurler avec la voix fluette d’une fille de 6 ans.
-Tu n’as pas plus de droit que nous à la vie, dragon ! Tu n’es pas de ce monde non plus, laisse nous en paix et retourne d’où tu viens !
Bouleversée par le rayonnement du pentacle qu’elle venait d’apercevoir, elle ne se rendait même pas compte de son impuissance face à la créature apocalyptique. Le monstre poussa un cri qui couvrit jusqu’aux hurlements de la tempête puis il fondit vers la lumière qui l’avait guidé jusqu’à ces rivages.
Il tomba tel une avalanche et Néferkaré se crut perdue. Mais cela n’était qu’un détail pour elle. A ce moment, elle restait fascinée par le pentacle qui se débattait et hurlait, enchaîné dans l’effet-dragon.
Elle ressentit sa douleur. Elle ressentit sa peur. Elle ressentit, elle qui ne ressentait jamais rien. Et elle eu le sentiment diffus qu’elle connaissait ce déchu depuis toujours. Ses cris perdus dans la tourmente passèrent de l’Araméen à l’Enochéens sans qu’elle s’en rende compte et ils se propagent dans les champs magiques.
Et le déchu prisonnier répondit.
Et au milieu d’un fracas de Ka-éléments et des champs magiques bouleversés, alors que le dragon d‘eau s’abattait sur Néferkaré, ils se comprirent.
L’espace d’un instant, leurs âmes furent à l’unisson et l’effet-dragon, comme foudroyé, resta suspendu au dessus de la plage.
-Je suis ta fin, monstruosité, je suis ta fin et pour nous, tout commence !
La créature sembla exploser dans le ciel et s’effondrer sur la plage telle un nouveau déluge. Néferkaré fut emportée par les trombes d’eau mais elle sentit son frère déchu se libérer de ses entraves.
Une vague la jeta finalement sur le rivage et elle mit un moment à reprendre ses esprits. La tempête était finie et la mer était d’huile. Le vent ne soufflait plus et la lumière des étoiles éclairait la plage de sable blanc.
A quelques pas d’elle, Néferkaré aperçut une masse sombre. Le corps d’un homme.
Elle courut aussi vite que lui permettait son corps à bout de force et s’effondra enfin aux côtés de l’inconnu. Ses traits ne lui rappelaient aucun peuple connu, ses cheveux étaient bleus et des tatouages étranges parcouraient son corps.
Il ouvrit péniblement les yeux et la regarda. Elle lui sourit puis lui parla en énochéen.
-Je me nomme Néferkaré, qui es-tu, inconnu sauvé des eaux.
Dans son état de faiblesse extrême, l’homme eu du mal à répondre et Néferkaré put s’apercevoir que le Khaiba marquait son pentacle d’hydrim.
-On m’appelle Jonas…
D’instinct, Néferkaré sera la tête de l’homme contre elle.
-Jonas sauvé des eaux, murmura-t-elle.
-Tu as fait lever le soleil à nouveau pour moi, répondit-il, les yeux fixés vers le ciel.
Sans comprendre, Néferkaré leva le regard vers la voûte étoilée et y vit une étoile brillante de mille feux qu’elle n’avait jamais vu avant. Une étoile bien trop brillante pour être normale et qui semblait se déplacer lentement, comme pour indiquer une direction vers l’intérieur des terres.